eu Premier ministre Meles Zenawi, après «l’âge d’or» de la civilisation aksumite du Ier millénaire et «l’âge des ténèbres» du IIe millénaire, le IIIème millénaire signera la «renaissance» de l’Éthiopie. Avec une industrie représentant 18 % du PIB, contre 42 % pour l’agriculture, la production d’énergie et l’apport de devises est cœur du projet national. Non seulement le barrage amorcerait un bond économique sans précédent pour le pays, mais il pourrait aussi mettre un terme à l’image éculée d’une Éthiopie en proie à la famine et la pauvreté. Aussi radicaux soient-ils, ces changements ne doivent toutefois pas masquer le poids des continuités. En 2012, bien décidé à maintenir la cohésion de la Grande Éthiopie, l’EPRDF a mis en place un système national d’actionnariat. Chaque employé de la fonction publique s’est ainsi vu demander le versement d’un mois de salaire pour contribuer au financement du barrage.
Quels sont les enjeux régionaux, à l’échelle des voisins de l’Éthiopie et de la Corne de l’Afrique ?
Avec le Nil Bleu qui prend sa source au lac Tana, l’Éthiopie fournit plus de 80 % des eaux du fleuve (le reste de la crue globale provient essentiellement du Nil Blanc, qui trouve sa source en Ouganda). L’enjeu, de prime abord, est économique. Moyennant paiement, les autorités éthiopiennes entendent approvisionner l’ensemble des pays de l’Est africain. De fait, l’enjeu est aussi politique. Au XVe siècle avant J.-C., les Pharaons sont déjà à la recherche des sources du Nil, qu’ils croient contrôlées par les dieux de Pount (l’actuel nord éthiopien). Au XVIIe siècle, à la suite des géographes grecs qui tentaient de les situer, c’est au tour du prêtre portugais Jerónimo Lobo de localiser les sources du Nil en Éthiopie. L’Écossais James Bruce le confirme un siècle plus tard. Alors, à la fin du XIXe siècle, l’Égypte du khédive Ismaïl Pacha déclare la guerre à l’Éthiopie pour le contrôle des sources du Nil. Il essuie deux défaites consécutives en 1875 et 1876. Le vent tourne pour l’Éthiopie une fois les Britanniques arrivés dans la région. En 1929, Londres attribue les deux tiers de l’exploitation des eaux du fleuve à l’Égypte, le reste au Soudan. Un nouveau traité réitère ces clauses en 1959, et l’Éthiopie est le grand perdant d’un partage hydro-politique profondément inégal. Depuis, la tension entre les deux pays est permanente. Ministre des Affaires étrangères égyptiennes, Boutros Boutros-Ghali prédit en 1987 «la prochaine guerre dans la région sur les eaux du Nil» et aujourd’hui encore, ce présage reste d’actualité. En effet, en 2010, une configuration inédite se dessine lorsque la République éthiopienne invite l’Ouganda, la Tanzanie et le Rwanda à signer un traité qui autorise la construction de barrages hydrauliques en amont du Nil. Le Burundi et le Kenya ne tardent pas à rejoindre la nouvelle alliance à laquelle, aujourd’hui, le Soudan et le Sud-Soudan paraissent de plus en plus favorables. Quant à l’Égypte, elle a pour l’instant quitté la table des négociations. Ainsi Le Caire a perdu un droit de veto qu’il pensait incontestable, la construction du Barrage de la Renaissance est avalisée, et l’Éthiopie s’est imposée comme le nouveau leader de la gouvernance du Nil.
Quels sont les enjeux mondiaux, interrogeant les alliances éthiopiennes et la géopolitique de la Corne de l’Afrique ?
L’Éthiopie compte désormais parmi les grandes puissances africaines. Porte-parole de l’Afrique aux G8 et G20, le pays accueille les sièges de l’Union Africaine et de la Commission Économique de l’Afrique, et Addis-Abeba est devenu le principal hub aérien entre l’Afrique, le Proche-Orient et l’Asie. En assurant la distribution de l’eau dans l’immense majorité de l’Afrique de l’Est, l’Éthiopie sera alors au sommet d’un «fédéralisme électrique» qui lui conférera un rôle incontestable de leader régional. Cette position est d’autant plus accessible que l’État éthiopien sait trouver sa place au sein d’une géopolitique internationale. Du côté américain, les États-Unis ont besoin d’un allié puissant pour lutter contre le Soudan islamiste, la Somalie d’Al-Shabab, l’Érythrée qui la soutient et l’Arabie Saoudite et l’Iran qui la financent. Allié à un pôle qui regroupe le Kenya, l’Ouganda et le Sud-Soudan, l’Amérique se réjouit également de retrouver après l’épisode socialiste une Éthiopie chrétienne orthodoxe depuis le IVe siècle, et aujourd’hui à 20% pentecôtiste. Du côté éthiopien, l’EPRDF a tout autant besoin de cette alliance : des États-Unis dépendent l’aide humanitaire, les fonds d’une grande partie de la diaspora éthiopienne et l’assistance militaire nécessaire au contrôle des Somali irrédentistes. Mais l’Éthiopie n’est pas pour autant soumise au géant américain. La Chine, aussi, a jeté son dévolu sur le pays. Depuis plus de quinze ans, c’est aux entreprises chinoises que l’EPRDF fait appel pour la construction de milliers de kilomètres de route et de chemins de fer, mais aussi pour l’aménagement en infrastructures des villes en pleine expansion. L’Éthiopie paraît donc habilement tirer son épingle du jeu. Seul pays d’Afrique à n’avoir jamais été colonisé (l’occupation italienne dura de 1936 à 1941), elle continue d’affirmer son indépendance économique et politique vis-à-vis de ses voisins, mais aussi des grandes puissances mondiales.
Avec liberation