La forme physique de la capitale du Sénégal, tout comme un morphogène en biologie, est constamment générative, dynamiquement construite, déconstruite, reconstruite et négociée.
Propos recueillis et traduits par Vincent Hiribarren
Questions à Liora Bigon, historienne urbaine de l’Afrique sub-saharienne, Research Fellow à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Son dernier ouvrage French Colonial Dakar: The Morphogenesis of an African Regional Capital a été publié par Manchester University Press, collection «Studies in Imperialism»en 2016.
Pouvez-vous expliquer le sujet de ce livre, le titre et spécialement le mot « morphogenèses »?
Ce livre traite de la culture de planification urbaine et des efforts architecturaux qui ont façonné l’espace du Dakar colonial devenu un modèle français en Afrique de l’Ouest. En mettant l’accent sur la période allant de la création de la ville au milieu du XIXe siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres, la participation à la conception de Dakar comme capitale régionale révèle une multiplicité de forces verticales qu’elles proviennent du sommet ou bien de la base. Celles-ci comprennent une variété de politiques de différentes envergures, de pratiques, de formes d’agency, et de négociations complexes tant au niveau pratique que conceptuel. Ce livre analyse également les différentes planifications et modèles architecturaux qu’ils soient métropolitains ou locaux, ainsi que l’histoire de leur connexion aux doctrines coloniales françaises d’assimilation et d’association – une connexion qui a principalement été étudiée jusqu’à présent en Afrique du Nord française.
Le titre « morphogenèse », emprunté aux sciences de la vie, est dérivé du grec morphê (forme), et de genesis (création), et signifie généralement « création d’une forme » en biologie du développement. Ce terme est utile pour comprendre l’argument et l’agencement de ce livre. Tout d’abord dans un contexte urbain colonial, il revient sur la forme et l’histoire du tracé de Dakar depuis sa création embryonnaire comme ville française (et même beaucoup plus tôt comme une entité lébou appelé Ndakarou), jusqu’à la période de l’entre-deux-guerres en expliquant son développement en termes de configuration spatiale et de constructions. Deuxièmement, le terme «morphogenèse» est utile dans ce contexte, car il conçoit aussi les différentes formes de Dakar comme un processus dynamique. La forme physique, tout comme un morphogène en biologie, est constamment générative, dynamiquement construite, déconstruite, reconstruite et négociée.
Habitations léboues dans la Dakar au debut de la période coloniale. Carte postale des années 1910 (collection privée de l’auteure).
Quelles sont les particularités de ce livre en termes d’historiographie, de méthodologie et de conclusion ?
Ce livre analyse différents documents historiques et sources visuelles et intègre sources et bibliographie collectées à partir de canaux multilatéraux en Europe et au Sénégal. Il conduit à une compréhension plus nuancée de la ville européenne au-delà de l’Europe en analysant les interactions et réponses autochtones. Cette meilleure compréhension de ces phénomènesest importante pour la recherche sur les villes coloniales. Encore récemment, les historiens urbains étudiaient le terrain colonial comme un récepteur passif d’idées exportées quasiment toutes uniquement du «centre» globalsitué dans le Nord-Ouest en direction d’une «périphérie» du Sud-Est. Seulement récemment, plus d’une génération après la période dedécolonisation, nous avons commencé à lier les histoires (visuelles) des ex-métropoles avec celles de leurs empires. Ce processus relationnel se produit en dépit du déséquilibre de pouvoir qui est inhérent à la situation coloniale. Comme le livre le montre clairement, Dakar, comme beaucoup d’autres villes coloniales (y compris les cas extrêmes d’Afrique du Sud) montrait desambiguïtés quant aux systèmes disciplinaires du pouvoir. Une «autonomie»subalterne demeurait toujours au-delà de la série de projets hégémoniques qui ont été mis en œuvre par les autorités coloniales. Ainsi, la situation coloniale a été essentiellement caractérisée par ses contradictions internesqui ont à leur tour offert des possibilités de contournements par la majeure partie de la population urbaine colonisée.
Institut Pasteur à Dakar (1937) combinant art déco et style néo-soudanais. Photo Liora Bigon
Pouvez-vous donner un exemple concret de ces problèmes urbains ?
Le premier chapitre, par exemple, vise à éclairer les contextes locaux et régionaux embryonnaires dans la création de Dakar qui allaient contre les milieux métropolitains, coloniaux et autochtones en matière de planification et de culture architecturales. Intitulé «Planter le drapeau. La planification militaire dans la Dakar coloniale : asymétries, incertitudes et illusions», il traite des développements urbains en Afrique de l’Ouest dans la seconde moitié du XIXe siècle, dans le sens le plus large. Il cherche à aller au-delà du discours sur la spatialité coloniale comme un instrument quasi-total de domination, de surveillance et de contrôle et comme terrain de planification expérimentale sanctionné par la violence de l’État. Ce chapitre développe les ironies inhérentes aux projets de planification coloniale, en termes de visions urbaines grandioses qui s’opposent aux périodes de stagnation de ces villes appelées parfois périodes de «sommeil mortifère» . Que ce soit avec l’essor des maladies infectieuses ou encore les installations urbaines maladroitement réalisées dans les communes voisines comme Saint-Louis et Bamako, les projets coloniaux se heurtaient à une réalité toute autre sur le terrain. Outre la correspondance coloniale, ce livre utilise comme source des traditions locales d‘organisation et d’établissement de la forme du bâti. Cette comparaison entre les sources fait ainsi l’originalité de cette recherche.
Avec liberation